Jardinier ? Architecte ? Moi, je suis au-delà de tout ça, j'ai réussi à transcender la dichotomie, j'ai atteint le... Ouais non, architecte. Ahem.
J'ai beau parfaitement comprendre comment fonctionnent les jardiniers et être capable de le faire moi-même (à moindre mesure), parce que j'ai lancé un challenge en tentant la méthode (et si j'avais eu plus de temps cette année, je l'aurais grave continué ! Grrrr, mort aux journées de 24h, je passe aux journées de 32h !). N'empêche que je peux pas m'empêcher, au final, d'être architecte et à un niveau monstrueux. A tel point que... je prévois ma phase de jardinage dans mon plan de travail.
Alors voilà comment ça fonctionne pour moi.
D'abord j'ai une idée. Sauf que bon, comme j'en ai 40 000 par jour, je me précipite pas du tout dessus. Je la laisse mariner. Et si jamais elle revient encore et encore, qu'elle me reste en tête, qu'elle se développe de plus en plus et qu'elle me plaît de plus en plus, bref, que l'écriture commence à me démanger, bah je m'y mets.
Mais je commence pas en me disant : je veux aller là, je veux que ça ressemble à ça ou quoi. Nan, je commence par... jardiner. En gros, je prends, une feuille, un doc, un truc pour écrire, et je balance l'histoire de A à Z, telle qu'elle me vient et selon la forme qui me vient au moment de la rédaction. En général, c'est un genre de synopsis. Mais des fois, j'ai tellement le projet en tête qu'au milieu du synopsis vous avez des scènes quasiment déjà toutes écrites et tout, avec les dialogues etc. Des fois, c'est même juste des "événementiels", c'est-à-dire une suite d'événements principaux (genre 1. le personnage fait ça, 2. le personnage va là etc).
Pourquoi cette phase de jardinage ? Tout simplement pour débrider l'imagination, faire sortir les idées les plus "inspirantes", celles qui me touchent le plus naturellement... et puis, pour avoir une base de travail.
Ouais, nan, parce que c'est bien beau de vouloir tout prévoir à l'avance, mais ça marche pas comme ça. On prévoit pas à partir de rien. Faut avoir un projet en tête, une idée générale de ce qu'on veut faire, de ce qu'on va raconter. On ne commence jamais une histoire en se disant, bon : j'écris sur tel sujet, il me faut donc un personnage comme-ci et comme ça, qui rencontrera tel obstacle, se remettra en question à tel moment etc. Pour ceux qui, comme moi, étudient beaucoup les techniques de narration etc, il y a deux trois trucs à savoir :
1- Les règles/principes/théories/techniques sont des outils, pas des canons à respecter. Il y a même des tas de règles qui sont contradictoires, incompatibles les unes avec les autres, mais toutes mènent à de bonnes histoires. Donc déjà, il n'y a pas de "schéma type" de la bonne histoire parfaite. A partir de là, impossible de se baser sur un canon pour arriver à ses fins.
2- Si tu crois qu'on a tout inventé en matière de narration, beaucoup à apprendre tu as.
Bref, il est très important, à mon sens, même lorsqu'on est un pur architecte comme moi, de laisser le jardinage faire son office à un moment ou à un autre. Non seulement, ça permet généralement d'avoir une base solide avec laquelle travailler ses plans etc. Mais surtout, c'est le meilleur moyen de transcender un peu ce qu'on connait déjà en termes de narration et de proposer quelque chose de réellement personnel/novateur/fort émotionnellement.
Une fois que ça c'est fait, c'est là que le travail commence pour moi. Pour reprendre la métaphore du voyageur dans l'article, moi, je pars plutôt en campagne militaire pour venir à bout d'un projet :p
1. D'abord, je me demande : et pourquoi donc que je veux envahir ce pays ? Qu'est-ce qu'il a de particulier ? Et en gros, je pitche pour déterminer quel est le coeur du projet, je rédige une note d'intention sur ce qui me plait dans le roman, ce qui m'inspire le plus, ce à quoi je veux que ça ressemble. Bref, quel est l'objectif réel de la campagne ?
2. Ensuite, je me renseigne. Il faut que je connaisse le pays que je vais investir de A à Z, que je sache tout, de ses règles intrinsèques, de sa population, de ses meours, de sa géographie etc, etc, etc. Et à la fin, je me retrouve avec un dossier de recherche quasiment aussi long que le roman lui-même (si ce n'est carrément plus long d'ailleurs).
3. Après, j'établis une stratégie en fonction de tout ça et en me basant sur l'idée que j'avais eu à la base (la phase de jardinage). J'élimine tout ce qui n'appartient finalement pas au projet, je construit une trame qui tient la route etc. Bref, je fais un synopsis.
4. Puis, une fois que la stratégie est bonne, je passe à la mise en place. D'abord dans un schéma général avec un séquencier (un scène à scène). Comment retranscrire concrètement les idées (souvent très vagues) du synopsis. Toujours dans la métophore de la campagne militaire. Vous avez besoin de prendre tel ville pour que la stratégie fonctionne, il faut donc prévoir tant de canons, tant d'hommes, tant de chevaux, de passer par telle porte plutôt que telle autre etc.
5. Une fois que la logistique est prête, on entre dans le détail avec une version dialoguée du projet. Ouais, je fais une version dialoguée de mes romans, je suis fou comme ça. En gros, il y a tout dedans, sauf le style en lui-même. J'ai les dialogues, les actions exactes de chacun des personnages, voire-même leurs réflexions internes lorsqu'il y a lieu. Mais je n'ai pas les descriptions poétiques, les petites phrases sympa, les incises, les paragraphes etc. Faire cette version intermédiaire me permet en fait d'avoir quelque chose d'assez complet pour qu'on puisse le lire, sans toutefois me perdre dans le choix des mots, l'élimination des répétitions ou d'autres choses comme ça. Etrangement, ça se lit très bien. Et ça permet vraiment de régler tous les derniers détails avant la bataille finale : la rédaction du roman.
6. Enfin, la bataille finale, donc. ça y est, plus qu'à y aller, à donner l'ordre de marche. A voir si, finalement, tout va fonctionner comme prévu (ouais parce qu'on a beau être bien préparé, des fois, il y a un rouage de travers qui fout tout en l'air quand même). Il y a des milliers et des milliers de sec à coucher sur le papier, mais bon, bataille après bataille, on finit par arriver au bout. En théorie, comme tout a été super bien millimétré à l'avance, il n'y a plus trop de soucis si ce n'est deux ou trois passages récalcitrants.
7. Ouais, parce que c'est pas tout à fait fini. Même après avoir tout rédigé comme il faut, après, faut voir si tout est bon quand même. Relire, corriger les fautes, éventuellement supprimer un ou deux passages qui n'ont plus lieu d'être... Bref, faut compter les morts
Et voilà, en gros, comment ça fonctionne. Je fais systématiquement relire mes synopsis et mes versions dialoguées. Les séquenciers, c'est rare de trouver des personnes formées pour juger (c'est quand même spécial comme document, faut y être habitué). Et puis, c'est pas le plus dur à refaire non plus à partir de la version dialoguée.
En théorie, le roman n'a pas franchement besoin d'être retravaillé une fois que je l'ai rédigé, puisque j'ai quasiment corrigé tout ce que je pouvais en amont. Faut juste que je fasse gaffe à deux ou trois éléments de style qui peuvent encore être un peu maladroits. Mais en gros, il n'y a plus grand chose à faire.
En fait, si j'applique cette méthode, c'est parce qu'au début, j'étais un bon jardinier. Sauf que petit à petit, je me suis rendu compte que les problèmes étaient trop énormes à régler. Même en corrigeant uniquement les passages qui devaient l'être, ça finissait par créer des incohérence dans le style (le passage écrit à tel moment était trop différent de celui écrit un an plus tard). Et comme je suis un grand flemmard, je fais à chaque fois tout ce qui est en mon pouvoir pour éviter d'avoir à trop travailler. Donc on règle les problèmes un à un, avec le synopsis, le séquencier, la version dialoguée et après seulement, on s'autorise à rédiger le roman, parce que c'est le plus long et le plus fastidieux le truc le plus chiant à corriger. Donc, le moins de corrections à faire sur ça, le mieux on se porte.
Les avantages :
> Il y a la phase de jardinage au début qui permet d'avoir des trucs qui me plaisent vraiment, d'avoir quelque chose de vraiment personnel.
> Il y a de la création à chaque étape du parcours. Ce qui est très plaisant.
> Il n'y a jamais "trop de travail" à faire d'un seul coup. C'est étrangement assez facile de passer de l'une à l'autre des étapes. Dès qu'on a l'étape précédente, on peut en tirer assez aisément la suivante sans trop d'effort d'un coup.
> En théorie, peu de corrections et des romans qui sont beaucoup plus maîtrisé (du moins par rapport à ceux que je produisais avant).
Les désavantages :
> On "écrit" finalement très peu. Et c'est un manque. En tant qu'auteur, c'est un réflexe de vouloir coucher directement les mots sur le papier tel qu'on voudrait les lire, il faut combattre ça.
> Chaque étape est un combat à part, avec des enjeux particuliers. Aucune n'est réellement simple.
> ça prend plus de temps d'aboutir, parfois, à une résultat pas forcément meilleur.
> Il y a tout de même un risque de faire quelque chose de trop formaté si l'on y prend pas garde.
> Très difficile de trouver des bêtas pour les différentes étapes. Or, à l'exception des deux premières, elles en toutes besoin en théorie.
Voilà, voilà. Vous devriez essayer, juste une fois, pour voir :p Ecrivez un premier jet, quel qu'en soit la forme, et lancez vous dans toutes ces étapes
On verra combien de vos scènes originales vous avez conservées. Après tout, je me suis bien lancé dans le jardinage moi ! :p