Narrateur première personne, récit au passé et exclamation

Où reposent les anciennes conversations de l'école des têtards
Thendara
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Re: Narrateur première personne, récit au passé et exclamati

Message par Thendara »

Il y a longtemps que je ne suis pas venue sur Cocyclics, alors pour me faire pardonner ma négligence, :fatigue: voilà tout un topo sur la focalisation les temps, etc
Et vous allez regretter que je sois revenue, je le crains !!! Donc, cher Albator, qui demandais dans un autre sujet des exemples de livres à focalisation multiple, en voici pour commencer
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L’exemple typique, c’est le roman par lettres. Le chef-d’œuvre du genre, c’est au 18ème siècle, les liaisons dangereuses, où on n’apprend ce qui se passe qu’à travers le courrier des personnages. En plus il y en a deux qui manipulent les autres, et les autres qui se font manipuler, et on voit la différence d’interprétation de la même scène selon qui écrit. En plus, la lettre a une utilité stratégique : c’est, comme au théâtre, de la double énonciation. C’est un texte écrit par l’auteur pour produire un certain effet (a priori, informer) sur le public. Et en même temps par un personnage pour produire un effet sur un autre personnage. Manipulation, conseils, jeu, réclamation, information, etc. Il y a toutes les variantes !
C’est donc un montage de textes à la première personne, mais avec des premières personnes différentes.
L’autre chef-d’œuvre du genre à mon avis, c’est le Dracula de Bram Stoker, le roman ! Il est fait d’un montage de divers textes : lettres, journaux intimes, notes professionnelles… etc ; Et le coup de génie de Stoker, c’est qu’au fur et à mesure que le roman se construit, c'est-à-dire que les personnages, d’abord séparés, prennent connaissance des écrits des uns et des autres, ils acquièrent en même temps des armes contre Dracula et la compréhension d’événements qui les dépassaient.
Même à notre époque, il y a des exemples, par ex, un roman de France Bergé (je crois) qui s’appelle « T’es pas ma mère ! » et un autre, de Kressman Taylor, Inconnu à cette adresse,[/b] où la lettre à un moment devient un instrument de vengeance, d’une façon très subtile. ^^
Autre variante : les romans où à chaque chapitre correspond un narrateur différent. Il y a par exemple l’Idole, de Robert Merle, et peut-être (ça fait longtemps que je l’ai lu) La bête de miséricorde de Fredric Brown, un spécialiste du texte court, de l’humour, du polar et de la SF. Années 50. Et une série de romans sur le cycle arthurien, la trilogie Merlin (1989), Morgane (1999) et Arthur, de Michel Rio, qui est un bel exercice de style, la même histoire vue à travers trois personnages différents, mais ne prenant pas les mêmes détails de l'histoire. Je ne me rappelle plus s'il y a changement du narrateur principal, Merlin, :mage: qui raconte à la première personne au moins le premier tome, mais en tout cas, il y a bel et bien changement de point de vue.

Mais même si ce n’est pas revendiqué comme tel, le récit classique, surtout dans l’épopée (fantastique ou non), est à points de vue multiples. L’omniscience de l’auteur consiste à savoir ce que font tous ses personnages. Mais pas forcément à le dire ! Ex Tolkien sait (voir sa chronologie !) que Frodon et Sam commencent à entrer en Mordor au moment où Gandalf et Pippin sont à Minas Tirith, et Aragorn, Legolas et Merry à Edoras. Mais il ne peut pas et ne veut pas parler de tous à la fois. Et les personnages, eux, ignorent où en sont leurs amis. Et ça plombe le récit :boulet: du poids de leur angoisse, en particulier en ce qui concerne Sam et Frodon, mais aussi quand Merry et Pippin se sont fait enlever par des Uruk- hai. Donc en fait, même à la troisième personne, on est en focalisation interne : on n’en sait pas plus que ce que savent les personnages. Provisoirement, évidemment. Car dès que le récit quitte les uns pour s’occuper des autres, nous lecteurs, on a la réponse à nos questions, tandis que les personnages vont attendre des semaines et des mois (traduisez des pages !) à avoir leur réponse. Frodon et Sam tombent de la lune quand ils apprennent qu’Aragorn est le nouveau Grand Roi du Gondor alors que nous, nous le savons depuis belle lurette. Si on prend par ex la série du Trillium, de Mercedes Lackey, le premier tome (réalisé en coopération avec deux autres écrivains) suit tout à tour chacune des princesses, qui sont les trois pétales du trillium vivant. Artifice qui permet évidemment la coopération ! Mais du coup, c'est bien même à la troisième personne une série de trois focalisations internes.
Voilà. Si d'autres personnes ont d'autres références...

Thendara
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Re: Narrateur première personne, récit au passé et exclamati

Message par Thendara »

Et si vous avez toujours le courage de suivre, et plus encore, d'intervenir, parce que je donne des hypothèses, des réflexions, ce serait sympa de les confronter à d'autres, voici comment je me suis représenté cette histoire de points de vue et de temps du récit
Voilà le topo : cas de le dire, en italien, Mickey s'appelle Topolino  et c'est une histoire de chat et de souris que je vais raconter. NB Qu'on ne m'accuse pas de partialité, ;) j'ai eu un hamster et j'ai un chat, et non, le chat n'a pas bouffé le hamster !
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L'auteur est au balcon. Du balcon, il voit l'angle d'une rue. D'un côté, un chat qui guette, de l'autre une souris qui avance vers les griffes et les crocs tout prêts à la déchirer. Donc il est omniscient Et on va supposer en plus qu'il est télépathe, et perçoit les pensées et émotions de l'un et de l'autre, sans cela nous serions dans une focalisation externe. Vous me corrigez si je me trompe, hein ? :)
1. Il écrit à la troisième personne: donc nous voyons à travers lui et le chat et la souris ; problème : pas de surprise, mais il peut y avoir du suspense quand même. Selon qu'il va entrer dans la pensée d'un personnage ou d'un autre, il peut créer une émotion différente chez le lecteur.a. Il s'intéresse à la souris. « Sans savoir quel horrible sort l'attendait au coin de la rue, Minnie avançait insouciante vers son destin ». Ou au contraire. « Minnie se savait traquée par un horrible chat. Elle avançait en tremblant, espérant lui échapper, sans savoir, la malheureuse, qu'il l'attendait au coin de la rue. » Question qui demeure malgré l'omniscience : va-t-elle ou non lui échapper ? Y aura-t-il un imprévu, que même l'omniscience ne peut prévoir, par définition, pour sauver la pauvre Minnie ? D'où non pas surprise, mais suspense. On sait ce qui risque d'arriver, mais on craint pour la souris que ça arrive, et on espère que quelque chose l'empêchera b. Il s'intéresse au chat : « Félix se réjouissait de bientôt attraper cette idiote de souris qui croyait l'avoir semé. Ah quel plaisir de planter ses crocs et ses griffes dans cette chair pantelante, etc, etc... je vous passe la suite, si vous avez un hamster, vous allez flipper. Bon, là l'auteur se la joue : complicité avec le prédateur. ^^ Et certains d'entre nous, ou tous peut-être, ont assez de prédateur en eux pour le comprendre. :psycho: Ou alors on joue une autre carte : « Exilé de son home confortable, désemparé, affamé, le pauvre Félix :pleure: traînait une vie misérable et la faim le tuait à petit feu. Tout à coup, son odorat lui porta l'odeur d'une souris qui se dirigeait vers lui. :perplexe: Mais aurait-il seulement la force de... " etc, etc Là on se met du côté du chat par sympathie pour sa misère, et ma foi, comme disait je ne sais plus qui, un chevreuil, c'est attendrissant quand on est bien nourri, quand on crève de faim, c'est une belle pièce de viande ! Donc on évacue la sympathie possible pour la victime.
J'ai remarqué donc que dans ce type de récit peu importait le temps. Que ce soit au présent ou au passé, toute la situation nous est connue, la suite des événements est prévisible, mais pas inéluctable. Un pot de fleurs peut tomber et assommer le chat, la souris peut le flairer au dernier moment et prendre la poudre d'escampette, etc. Ou sa fée marraine :marraine: la transforme en tigre, et elle bouffe le chat, bref...
Toujours en gardant la troisième personne, le narrateur peut essayer de limiter le point de vue à l'un des personnages, soit le chat, soit la souris. Avec les variantes qu'on a vues. Mais il faut alors que l'existence de l'autre animal n'apparaisse que tardivement. Pas question de vendre la mèche du style « elle ne se doutait pas que » Et du coup, l'enjeu du récit n'apparaît pas tout de suite. C'est un choix possible. On peut se dire : plus tard ça apparaîtra, plus ça vous prendra par surprise. Tout le contraire du suspense : le choc ! Et là j'ai l'impression que mieux vaut se mettre du côté de la victime insouciante si on veut que le lecteur éprouve un choc !
2. Par contre, quand on passe à la première personne, non seulement bien sûr on choisit le type de tension qu'on préfère (émotion tenue ou choc soudain) mais tout change avec le temps. Enfin, je le sais bien que tout change avec le temps, :hihihi: mais en l'occurrence, c'est l'effet produit qui change.
Si la souris en particulier raconte son histoire au passé, ça implique qu'elle a survécu. Donc même au moment où elle dira : »Et à ce moment-là, un horrible matou se jeta sur moi », on pensera qu'elle a survécu, puisqu'elle peut le raconter. D'accord, c'est peut-être son fantôme qui s'exprime, mais enfin, on lui suppose une survie.
Par contre si on adopte le présent, dans le genre monologue intérieur, en prenant soin pour le coup de bien plomber l'ambiance, sans quoi on n'aura rien à raconter quant au « meurtre » lui-même... eh bien, on peut ménager à la fois le suspense et la surprise.
« J'espère que j'ai semé cet horrible matou. Qu'il fait sombre dans cette rue. Et pas un trou où me réfugier en cas d'attaque. J'ai peur... etc, etc » :hiii:
Rien n'empêche que ça s'arrête de façon abrupte, pour signaler la mort de ce narrateur, et de passer à un autre narrateur ou de terminer l'histoire.
Côté chat, c'est moins net. C'est vrai que le récit à la première personne du passé n'implique pas forcément qu'il a raté ou réussi son coup, sauf s'il choisit d'anticiper par une prolepse du style : « cette souris allait se révéler le meilleur festin que j'aie jamais fait », ou « l'expérience la plus décevante de ma carrière de chasseur. » Et au présent, pareil. Donc vous voyez chers co-grenouillettes et grenouillots, c'est très compliqué :perplexe: et j'ai beaucoup de mal à identifier, plus encore à formuler, des règles générales !
Si vous aviez de brillantes idées supplémentaires... :idea:

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albator
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Re: Narrateur première personne, récit au passé et exclamati

Message par albator »

Slt Thendara,

merci pour toutes ces infos, complètes à souhait comme d'habitude.
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Re: Narrateur première personne, récit au passé et exclamati

Message par Anaïs »

Merci Thendara pour ces petits exposés à la fois très amusants et très enrichissants ! Tu as l'art de mettre en phrases les choses qu'on suspecte quand on lit une histoire.
J'ai lu Inconnu à cette adresse, et j'approuve ton analyse. À la deuxième moitié de la novella, on sent se mettre en route la machine implacable de la vengeance. Elle passe à travers des lettres d'apparence tout à fait anodine si on les prenait hors du contexte. Excellent !
Pour ton analyse des modes de narration, j'en retire une chose : finalement, le narrateur omniscient n'est rien de plus qu'une focalisation interne variable. Un coup le point de vue du perso 1, puis celui du perso 2 et ainsi de suite. C'est pour cela que je la trouve périlleuse. Je préfère matérialiser les changements de point de vue en changeant de chapitre, par exemple. Sinon ça me donne l'impression d'une trop grande facilité. Je ne sais pas si de nos jours il y a encore beaucoup de romans qui utilisent cette technique. Autant, en lisant Zola (Au Bonheur des dames), j'ai remarqué que c'était un narrateur omniscient, autant j'ai l'impression que maintenant, les auteurs préfèrent s'attacher à un personnage en particulier (un ou plusieurs), bien sûr pour générer plus d'empathie.
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ilham
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Re: Narrateur première personne, récit au passé et exclamati

Message par ilham »

C'est plus compliqué que cela le narrateur omniscient : il peut aussi parler de choses qu'aucun des personnages ne connait, ne sait, avoir des réflexions d'ordre générale... C'est un peu dieu, le narrateur omniscient...
Ca se traduit souvent dans les descriptions où il va te passer en revue des détails que ses personnages ne peuvent qu'ignorer, ou alors sur l'histoire d'une ville, etc... Il va même jusqu'à donner son point de vue, son analyse sur tel ou tel truc ( cf Victor Hugo)
Zola est un bon exemple.
Stephen King le fait aussi parfois. Dome, je crois qu'on peut dire que c'est un narrateur omniscient.
La logique vous mènera d'un point A à un point B. L'imagination vous mènera partout. Albert Einstein
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Thendara
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Re: Narrateur première personne, récit au passé et exclamati

Message par Thendara »

Oui, effectivement. On pourrait dire dans mon exemple que le narrateur omniscient, qui est perché en hauteur et en plus télépathe, et qui écoute la radio, sait aussi qu'un tigre s'est échappé du cirque et rôde dans les rues voisines, ce qu'aucun des deux protagonistes ne sait !
Il y aurait aussi autre chose à ajouter pour mieux renforcer l'idée que le narrateur omniscient c'est Dieu : il a le pouvoir qu'un simple témoin n'a pas : modifier les événements à son gré ! Mais il l'a quelle que soit la focalisation de toute façon, même s'il fait semblant d'être un simple témoin. A la fois spectateur et marionnettiste !!! parce que bien sûr il a en plus le don d'ubiquité.

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